« Selon moi, la poétique devrait synthétiser toutes les forces du corps et de l’esprit, devrait être la manière essentielle dont l’être humain compose le monde. […] En Grèce, en plus de l’agora et de l’espace politique, il y a l’espace poétique et océanique d’Homère. Et chaque Grec est imprégné de cet espace, qui lui paraît aussi important et nécessaire que l’espace civique où se jouent les affaires de la cité. » C’est ainsi que Kenneth White donne un contour à la géopoétique, ce courant de pensée appuyé sur la recherche du rapport sensible et complexe de l’homme à la terre (pour avoir le point de vue direct de Kenneth White sur le sujet, allez visiter son site : http://www.kennethwhite.org).
La poétique n’est pas un vague concept réservé à une poignée d’illuminés de poésie. Elle imprègne beaucoup plus profondément que nous l’imaginons nos pensées et nos vies, et c’est une bonne nouvelle! Il n’est qu’à voir comment les actes politiques, pour avoir une résonance aujourd’hui, se posent en actes poétiques. Pour s’en convaincre voici un petit extrait du « Manifeste pour les produits de haute nécessité », écrit parneuf intellectuels antillais (Ernest Breleur, Patrick Chamoiseau, Serge Domi, Gérard Delver, Edouard Glissant, Guillaume Pigeard de Gurbert, Olivier Portecop, Olivier Pulvar et Jean-Claude William), en écho à la grève générale ayant paralysé les Antilles françaises pendant plus de 40 jours en janvier et février 2009 :
« Derrière le prosaïque du « pouvoir d’achat » ou du « panier de la ménagère », se profile l’essentiel qui nous manque et qui donne du sens à l’existence, à savoir : le poétique. Toute vie humaine un peu équilibrée s’articule entre, d’un côté, les nécessités immédiates du boire-survivre-manger (en clair : le prosaïque) ; et, de l’autre, l’aspiration à un épanouissement de soi, là où la nourriture est de dignité, d’honneur, de musique, de chants, de sports, de danses, de lectures, de philosophie, de spiritualité, d’amour, de temps libre affecté à l’accomplissement du grand désir intime (en clair : le poétique). […] Alors, quand le « prosaïque » n’ouvre pas aux élévations du » poétique « , quand il devient sa propre finalité et se consume ainsi, nous avons tendance à croire que les aspirations de notre vie, et son besoin de sens, peuvent se loger dans ces codes-barres que sont « le pouvoir d’achat » ou « le panier de la ménagère ». Il est donc urgent d’escorter les « produits de premières nécessités », d’une autre catégorie de denrées ou de facteurs qui relèveraient résolument d’une « haute nécessité ». […] Par cette idée de « haute nécessité », nous appelons à prendre conscience du poétique déjà en œuvre dans un mouvement qui, au-delà du pouvoir d’achat, relève d’une exigence existentielle réelle, d’un appel très profond au plus noble de la vie.»
Véritable programme politique adressé à la classe dirigeante, mais aussi appel à la résistance et à l’instauration d’une société post-capitaliste, ce texte se fonde sur la nécessité absolue de retrouver un chemin vers les aspirations profondes de l’homme à une vie profonde, dynamique et puissante.
La poétique dans son essence ouvre au monde. Au delà du sujet et de l’objet, de l’irréductible fossé qui sépare l’être humain des choses l’entourent, se trouvent mille sentiers à parcourir, mille espaces qui se découvrent au regard de ceux qui les arpentent. La géopoétique naît dans les mots de Nietzsche («Restez fidèles à la terre») et de Rimbaud («Si j’ai du goût, ce n’est guère que pour la terre et les pierres.»), nous dit encore Kenneth White. La pensée philosophique, comme la pensée scientifique cherchent et explorent de nouveaux lieux, cheminent dans des espaces aux contours flous, errant dans les interstices des mondes balisés, sur la voie de ce que nous pourrions appeler une « géographie de l’inconnu des espaces connus ». Pour dire une géographie qui n’enregistre plus ni ne décrit les lieux et leurs formes, comme elle l’a fait depuis des siècles, mais une géographie exploratoire, aux multiples dimensions encastrées, géographie de la modestie et des sensations en creux, qui suggère plus qu’elle n’affirme.
UNE SENSATION DE MONDE
Les géographes le savent bien, l’homme spatialise son espace et par là même donne naissance à un monde, son propre monde, tissé de toutes les relations singulières et complexes qu’il entretient avec lui. Par ces liens et son rapport aux lieux, aux étendues, à la terre, aux paysages, il construit ses territoires, appropriation symbolique d’un bout d’espace qui n’existe pleinement qu’en lui-même. Inutile de préciser que les géographes sont les rois du monde. Et pas seulement parce qu’ils détiennent les clefs des cartes au trésor, mais parce qu’ils ont « la pensée branchée sur le dehors », pour reprendre l’expression de Deleuze.
Mais que cherchons-nous dans « le dehors » que nous ne trouvons pas dans « le dedans » ? Que nous apportent ces ouvertures, ces pérégrinations, ces vagabondages sans but, ce grand air chargé de courants froids, ou chauds, ou d’eau salée, selon l’humeur et les besoins du moment? Quelque chose comme un souffle de liberté, une pacification non béate de l’âme, une plénitude dirait encore White, bref encore une fois un espace à habiter, une place intime, une connivence avec la terre qui porte nos pas. Nous sommes le monde, le monde comme une aventure de vie, un voyage, le voyage que l’on est soi-même, qui nous met en route, traçant une cartographie de l’infini qui est le poème même : « Et nous allons de nous en nous / en portant les paysages » (Henri Meschonnic, « L’obscur travaille », Arfuyen, 2012).
MUSIQUE DES CHEMINS, DES ROUTES ET DES ESPACES
Vous avez évidemment tous éprouvé la sensation d’être transportés très loin en écoutant une chanson, une musique, sans savoir ni où exactement ni pourquoi. Et cela n’a d’ailleurs pas d’importance. Car effectivement il y a des musiques qui s’insinuent dans les replis cachés d’un paysage, d’une route, tandis que d’autres défrichent des espaces inconnus, ouvrent des voies dorées ou des fenêtres avec vue sur des espaces poétiques et délicats, dans une géopoétique musicale qui nourrit à coup sûr nos rêves. La musique est un fluide qui s’insinue dans toute brèche à sa disposition, elle se nourrit des sons puisés dans son environnement, les confronte à ceux qu’elle charrie dans sa course. Elle épouse le vent, butte sur une montagne (la plaine chante en majeur et la montagne en mineur, disait Georges Sand dans « Les maîtres sonneurs »), se charge de sable, de lumière, de chaleur ou de froid. Elle joue sur la peau du monde.
Un portrait tout en nuances d’une ville qui marque à jamais un voyageur. Le jeune arménien (il a 20 ans lorsqu’il enregistre ce morceau) nous raconte l’envoutement de ce lieu au travers de quelques notes subtiles qui flottent sur des accords veloutés. Un souvenir d’un lieu comme un bagage, une ambiance qui restera gravée dans la mémoire. Dans ce morceau se déroule une question, dans un dialogue de la mélodie avec elle même. Paris est dans la musique de Tigran Hamasyan un espace poétique qui ne se dévoile pas. Une solitude pointe. Des nuages s’enroulent les uns sur les autres. Et ils nous entraînent au loin, vers l’exil, une fois de plus.
Arvo Pärt
Fratres (Album Tabula rasa, ECM 1984)
Violon : Guidon Kremer, piano : Keith Jarrett
Deux instruments, le piano et le violon, comme deux matériaux à disposition du compositeur pour donner forme au monde. Le piano donne la structure rigide des fondations. L’étendue qui se dévoile à nous est brute, habillée d’un horizon omniprésent. Le violon se fait vent et oiseaux tourmentés. Et lorsque tout s’apaise la ligne ouverte dans le paysage nous console. Les larmes ne sont pas loin lorsque la terre se laisse embrasser et qu’il est alors possible de s’allonger et de fermer les yeux. Dans ce silence un chant ancestral se rappelle à nous. Vieille litanie des songes construite sur une succession sérielle de notes d’une simplicité limpide. Mais il ne faudrait pas croire le rêve vide. Il agite les échos de la vie que le compositeur sait dépouiller de toute vanité. A-t-on encore besoin de cet accord final minimaliste, livré comme à contre cœur, pour accepter enfin de s’abandonner au silence et à la contemplation ?
On ne peut pas penser musique et espace sans se tourner immédiatement vers les États-Unis. Pays né d’une erreur de navigation, ou de cartographie, pays aux espaces mythiques, cartes postales superposées, trop grand pour des européens habitués à leurs frontières étriquées, il ne peut que refléter par sa musique l’incrédulité de l’homme face à des distances dont la métrique lui échappe. Les espaces glissent les uns sur les autres, dans un mélange d’instruments de provenances géographiques hétéroclites, ou le métissage de genres musicaux issus de continents différents. Il y a une quête dans les routes qui relient les villes entre-elles, le but n’étant pas tant le point d’arrivée que les détours qui donnent le temps d’y réfléchir.
Dans les chansons neo-folk de la chanteuse Marissa Nadler affleurent les musiques traditionnelles américaines, country, old blues, et leurs ambassadeurs (banjo, tin whistle, etc.).
Le Ghazal est une forme poétique née en Iran au XIIe siècle, composée d’un minimum de 5 couplets de 2 lignes par couplet qui sont thématiquement et émotionnellement autonomes. La forme est par contre bien définie : chaque ligne du poème doit avoir la même longueur ; le premier couplet introduit l’idée ; la rime est suivie d’un refrain ; l’idée est reprise dans la deuxième ligne des couplets suivants, etc. On compare les couplets du ghazal à un collier de perle : chaque perle est indépendante, mais fait vivre les autres et constitue un tout.
Le mot ghazal signifie en arabe « parler amoureusement avec les femmes ». Le poème est donc sensuel. Ses thèmes en sont l’amour, l’amitié, l’ivresse, la beauté des femmes, mais aussi le dépit amoureux et la douleur de la séparation. Cependant, lorsqu’il est influencé par le soufisme dans lequel l’aimé est Dieu, le ghazal témoigne de l’aspiration à l’union spirituelle. Le ghazal peut ainsi être érotique, philosophique voire mystique. Les ghazal sont largement chantés dans toute l’Asie mineure, Iran, Inde, Pakistan, Kurdistan, Turquie, etc. En Inde, le ghazal a évolué en une forme hybride de musique classique et populaire, formant la trame de ballades dont le thème est l’amour.
Le duo Ghazal réunit deux maîtres de musique, le joueur de kamantché Kayhan Kalhor, kurde d’Iran, et le joueur de sitar indien Shujaat Husain Khan. Ils sont accompagnés du joueur de tabla Sandeep Das. Dans ce concert, enregistré en Suisse en 2001, les deux maîtres marient musiques classiques indienne et iranienne, dans une improvisation virtuose ayant en toile de fond un ghazal. Le morceau en écoute, intitulé « Fire », est construit sur deux modes, un mode indien (raga), le darbari qui se joue en fin d’après midi ou la nuit et un mode persan (maquam), le nava dit mode de l’enchantement, exécuté à l’heure du coucher et dont l’élément est le vent et le feu. Tout cela pour vous dire que rien n’est laissé au hasard chez ces musiciens, mais plutôt à la maîtrise inspirée et créative.
Quel rapport avec la géopoétique ? Si l’on ferme les yeux et qu’on se laisse guider par la musique, peuvent apparaitre, dans cette façon de croiser les musiques et ses modes, de très vielles cartes du monde. Ce sont les cartes mentales des voyageurs des caravanes de la soie, qu’on s’échangeait la nuit venue autour des feux des maisons ou des campements. Dans les notes semées et partagées par ces maîtres de musique se dessinent les signes laissés sur les pierres par les nomades et les passants des routes de l’Asie mineure, pour communiquer par delà leurs différences de langage. Et n’oublions pas que, de l’Inde à l’Iran, le soleil façonne des déserts dans lesquels la résonance de l’air crée des sonorités qu’un musicien passant par là ne peut s’empêcher de capter. Dans cette improvisation, les lignes millénaires des paysages de ces contrées et leurs sentiers de traverse s’offrent à nous, parés de couleurs subtiles et originales. La musique est bien indifférente à la géopolitique. Ou plutôt elle s’en joue!
Le lien entre ce musicien et sa manière d’être au monde, au travers de son rapport sensuel aux paysages lézardés de routes, se passe de commentaires :
« Repartons »/ Il est temps de sortir du sommeil des reines / Car nul ne vous attend autant que l’horizon. (extrait de « l’horizon »)
La route est toute entière contenue dans ses accords de guitare, dans sa voix, dans ses mots, dans la dynamique de sa musique. Voilà quelqu’un qui connait les formules pour ouvrir les espaces. Et on aimerait bien partir avec lui, n’est ce pas ?
Il trace une ligne au couteau dans mon cœur
Il y place une goutte d’encre bleue
Il écrit ses rêves à même ma chair
Le ciel m’a pris par la main.
Puissance de l’instant qui jamais ne demeure
Qui creuse et sonde les espaces sous ma peau.
Exister à jamais dans ces traces éparpillées
Dans les lézardes dont il forme ses mots
Mots tendres, mots profonds, mots insondables
Mots bleus d’encre délavée aux larmes de l’histoire
Mots légers que contrarie la course du sang dans nos veines
Histoire à réécrire mille fois
Des mille rêves qu’il gravera sur mon corps.
Au creux des mots la béance des vies qui dérivent,
Dans l’air salin qui n’éteint pas les braises
Les vagues orageuses sous des ciels lourds
Le poids des jours sans fin qui ne racontent rien du monde.
Le p’tit bal perdu, adapté de la chanson de Bourvil « C’était bien », est une chorégraphie filmée de Philippe Decouflé (lui même présent dans la vidéo aux côtés de Pascale Houbin), qui fait parler les corps (au sens propre), détournant les mots pour en jouer avec impertinence. Dans les regards des amoureux pas trace de nostalgie mais la fraicheur de ceux que le hasard réunit en un lieu et une place indéfinis et éphémères. Quatre minutes malicieuses, l’éternité des premiers regards placée sous le signe de la légèreté et de l’insouciance.
L’Ararat, montagne majestueuse, culmine a 5165 m d’altitude. Symbole de l’Arménie d’aujourd’hui comme de l’Arménie perdue d’hier, il est entièrement situé en territoire turc. Pourtant les arméniens le guettent chaque matin, attendant que, comme une jeune fille pudique, il sorte de ses voiles nuageux. Quand il apparait on ne voit plus que lui, d’Erevan à tous les villages de la vaste plaine qui lui fait face.
Pourquoi parler d’une montagne alors que 10000 autres aspects de la vie quotidienne pourraient être évoqués pour dessiner un bref portrait de l’Arménie? Parce que l’Ararat porte le récit fondateur d’un peuple (avec un peu de chance le voyageur perdu à son sommet pourra butter sur un vestige de l’arche de Noé), parce qu’il symbolise l’attente et la détermination, parce qu’il est le stigmate d’un conflit attisé de part et d’autre de ses versants par les mémoires vives des habitants. L’Arménie, petit pays à l’histoire complexe et tragique, qui lutte pour exister toujours, arche de Noé des arméniens dispersés aux quatre coins du monde, est la gardienne d’une identité intégrant orient et occident, Asie et Europe. S’y plonger pour savoir d’où l’on vient. Pas sûr cependant qu’elle indique où aller, ou alors les panneaux indicateurs sont écrits dans un langage qu’on ne comprend pas. Peu importe, l’Arménie se conjugue au présent du verbe être. Car se tenir debout aujourd’hui à cette place est déjà une belle victoire.
On avait le doré du couchant
Les ombres lâches
Les lézards nichés dans les pierres
On avait nos songes
Délicats, vifs, gais
On avait nos mains jointes
Un cœur battant en leur creux
Passait la guerre et ses convois
On était loin
Enfouis dans les roches
Enfants cachés surpris par la nuit
Attendant le matin perdu dans les limbes.
On avait nos lèvres
Pressées sur un désir
Une parure pour le reste à venir
On avait nos vies
Sinueuses, fugaces
Mêlées à la caresse du petit jour
On avait l’horizon
Le pont rose des deux rives
Nous deux assis
Encerclés de miroirs profonds
Cherchant à leur surface
Qui de l’ombre de l’un enveloppait si bien l’autre.
Les rues d’Istanbul sont trop étroites pour que le trafic y soit dense, le Bosphore et la Corne d’or aèrent la ville nuit et jour, les places des mosquées sont larges et leurs abords respectés… Rien ne fait obstacle à la musique qui se déverse dans la ville. Sur la ville plutôt car la première musique que l’on entend, et cela 5 fois par jour est celle du muezzin, qui rivalise avec son voisin de la mosquée d’à côté. Les chants se superposent lorsqu’ils ne se répondent pas, il faut se faire entendre, et c’est surtout par le timbre de sa voix et la beauté de son chant que le muezzin captera les oreilles des passants.
A ces maqâmat (pluriel de maqâm, système musical du Moyen-orient) se superposent dès la nuit tombée les musiques de tous horizons. En poussant la porte d’un bar, on écoutera au hasard une mélodie grecque, du rap turc, un DJ jouant sur sa culture à mi chemin entre orient et occident, ou de multiples musiques saturées, comme il se doit dans toute bonne capitale. Plus de 70 cultures se côtoient dans cette ville : imaginez les combinaisons musicales possibles.
Quelques extraits :
Chants mystiques du Shah Ismâl’il Hatayi (1487-1524), poète et fondateur de la dynastie Safavide: Ey Erenler
Chants interprétés par Hüseyin Albayrak et Ali Riza Albayrak, dans la tradition des alevi-bektachi, une des branches soufie de l’Islam (on en connaît vue d’occident les derviches tourneurs). Ces chants sont accompagnés au saz (appelé aussi baĝlama).
Dans un autre registre, celui des « musiques actuelles », représentatives du mélange d’influences musicales caractéristique de ce pays : Arayam derdimin carelerini
Chant Devrim Kaya
Musique : Mahmut Erdal
Des musiques de différentes parties de la Turquie, collectées et jouées par des musiciens formés à la musique traditionnelle turque : Giz senin derdinden
Chant de la ville de Tercan, dans la province de Erzincan (Anatolie orientale, nord est de la Turquie).
Kolo ile T.H.M. ezgileri, Halimiz Ahvaliliz 8
Né en automne 97 d’une rencontre autour de la musique vocale et du chant à capella, lauréat 2006 du tremplin des polyphonies de Laas (prix du jury, prix du Conseil Général des Pyrénées Atlantiques, prix du théâtre monte charge à Pau), le groupe se produit de scènes en chapelles, en France et à l’étranger.
De chants ancestraux en compositions contemporaines, les chanteuses du groupe, Claire Berthier, Joëlle Boussagol, Petya Guillen, Barbara Hammadi, Anne Leblanc et Hélène Tallon-Vanerian, mêlent en même temps que leurs voix leurs expériences singulières de la musique : d’un piano abandonné dans la rue à un conservatoire, d’un chœur lyrique à une rencontre avec l’ethnomusicologie, d’un groupe de jazz vocal au partage de la musique avec les plus jeunes, pour Annacruz plus d’un chemin converge vers les rythmes et les harmonies des chants d’Europe de l’Est.
CHANTS DES TERRES D’EUROPE
Transmis de générations en générations comme un trésor indéfiniment transportable qui rend l’exil moins ardu, repères rythmant la journée de travail ou l’attente, ouverture vers l’autre lorsque les mots du langage courant deviennent trop pauvres, apaisement de l’enfant qui s’endort, les chants traditionnels remplissent de nombreuses fonctions et ont de tout temps structuré la vie des hommes. Ces chants, musicalement très différents d’une culture à l’autre, parlent cependant tous des mêmes aspects fondamentaux de la vie : l’amour, le mariage (et bien souvent le mal-mariage), la naissance, le travail, l’absence (l’exil et la guerre éloignant souvent définitivement les hommes de leurs familles).
Ces chants ne nous ramènent pas dans un lointain passé mais nous parlent de nous même. Tradition pour les uns, héritage pour les autres ou tout simplement matériaux sonore permettant de belles audaces chez les compositeurs contemporains, la musique traditionnelle ne se laisse pas enfermer dans un cadre strict. Elle est tout sauf revendication d’une culture qui exclurait toutes les autres.
HOMMAGE A LUIS BARBAN
Chef de chœur, chanteur, musicien et arrangeur.
Colchiques dans les prés. Chant de Francine Cockenpot, arrangement Luis Barbàn. Chant Annacruz (Joëlle Boussagol, Claire Berthier, Christine Canac, Hélène Tallon-Vanerian, Audrey Viader)
M’agapas, chant traditionnel grec, arrangement Luis Barbàn. Chant Annacruz
La conduite, chant traditionnel français, arrangement Malicorne/ Luis Barbàn. Chant Annacruz, Luis Barbàn, Léo Richomme
Zadadé sé Stouyané lé
tamna mi magla goliama
Né mi bilo Stouyané lé
Né mi bilo tamna mi magla goliama lé, goliama lé
Naï mi é bilo Stouyané lé
Naï mi é bilo té tejka mi svatba boliarska
Haïdé, héï douba douba heï heï
Est apparu Stouyané lé/ un grand brouillard sombre /Ça n’a pas été, Stouyané/ Çà n’a pas été un grand brouillard/ Cela a surtout été, Stouyané lé / Cela a surtout été de grandes noces de Boliar. Haï dé, heï douba douba heï, heï. Boliar : titre de noblesse des féodaux bulgares
Hubava Milka (la belle Milka), chant bulgare (Thrace), arrangement Nikolaï Kaufman, chant Annacruz
Ce chant est un « koleda » ou chant de souhait de la période de Noël. Les « Koledari » ou chanteurs de Noël passent de maison en maison en adressant un chant particulier aux habitants de la maison, offrant fertilité, chance et santé à chacun. Ce chant « hubava Milka » est chanté pour les jeunes filles non mariées. Il parle d’une fille si belle que sa réputation arrive jusqu’à Marko, le marchant de soieries d’Istanbul. Lorsqu’elle arrive au marché, il la fait entrer dans son bateau pour lui montrer les tissus et enlève ainsi la belle Milka.
Nova radasts stala (chant de nativité Belarusse), chant Annacruz
Noumi, berceuse israélienne, arrangement Luis Barbàn, chant Annacruz
Je vais rentrer et il va m’offrir le nom d’une fleur. Elle sera luxuriante, comme une liane, ou aura des feuilles en étoile disposées lâchement autour d’une tige dressée. D’un vert bien foncé elle sera cette plante, et la fleur sera rouge-orangé, ou jaune, ou peut être violet-foncé, en tous cas elle aura des pétales en éperon, agencés symétriquement. On pourrait se demander si elle est bien vivante, ou échappée d’une peinture réaliste.
J’aurais ce nom, en latin s’il vous plait, et les images surgiront, comme dans un film au ralenti. Une forêt, une mare, une prairie, encore des broussailles, puis une herbe clairsemée laissant apparaître un substrat sableux, puis de simples traces de végétaux, des algues (toujours des végétaux ?), et enfin la mer, qui aura tout effacé. C’est un chemin que je connais bien, que je refais mille fois, et le violet de la fleur se délave dans l’eau grise.
Il m’a apporté le nom d’une fleur, que je me suis empressée de jeter à la mer. Radeau minuscule errant sur l’écume.
Il m’attendait caché derrière une fleur. Elle était énorme.
Les couverts étaient en ordre de chaque côté des assiettes, on se tenait droit, les plats étaient bien garnis. On leur sacrifiait les rêves des enfants. Vingt ans plus tard les pas dans la rue au courant d’air glacial ne sont pas très assurés. Car le moindre brin d’herbe est empoisonné et marcher pieds nus nous est désormais interdit. Les talons hauts claquent et trahissent notre présence.
Il m’attendait avec du poison plein les mains. Par la fenêtre je pouvais voir des tours et des arbres, du ciel gris bleu et de vagues nuages comme immobiles. Moi-même je n’osais pas bouger. C’était l’époque où l’on écoutait son professeur, le temps des désirs dictés par les livres de savoir vivre et des photos figées dans leurs gaines noir et blanc.
Il disait « princesse » et des clairières aux fleurs sucrées s’ouvraient dans la forêt vierge. La mousse se faisait séductrice et attirante. La brume protégeait de l’agression du soleil. Je ne pensais rien, car troubler l’air par des questions ne se concevait pas. Dans la clairière les fées étaient partout. Elles essayaient de survivre aux croisades que la rationalité de mise leur livrait. Elles n’étaient pas très belles, rabougries et sur la défensive, et elles parlaient une langue perdue aux consonnes marquées. Elles m’envoyaient des messages codés que je ne savais déchiffrer mais que je faisais pourtant semblant de comprendre. Je hochais gravement la tête. Sûr qu’aujourd’hui ces avertissements, même correctement traduits, me resteraient encore inaccessibles.
Il m’imaginait éternelle et je l’ai été. Les fleurs ont poussé sous ma peau, d’abord discrètes, puis de plus en plus grosses. Au temps de la récolte leur parfum ne me quittait pas. Sur mes traces des mains avides en faisaient des bouquets qui ne survivaient pas aux premiers froids. Parcheminé, mon corps se faisait manuscrit. Les courbes des lettres anciennes retenaient mes boucles encore blondes. Quel chantier ! Fleurs et feuilles se décomposaient dans ce fatras organique, sans que ne pousse pour autant une vie neuve et fraiche.
Il m’attendait certes mais il s’est enfuit. De ce qu’il avait fait de moi il n’en a rien gardé. La boue colle à mes semelles et m’unit à la terre. A chaque pas je m’enfonce un peu plus. Loin de la serre qui nous abritait je me suis sentie dépérir. On ne nous apprenait pas à demander. Je ne savais retrouver mon chemin. Mes fleurs fanées à la main, assise sur le trottoir, je regardais passer les voitures. Elles étaient vides, tout comme mon cœur.
Il est resté au loin. Dans mon herbier tout est devenu poussière. Aujourd’hui les arbres sont vieux. Ils saluent leurs ancêtres sans conviction. La ville est recouverte de brume froide. La nuit tombe trop vite, j’avance trop lentement dans mes sandales bleu marine. Je ne serai pas au rendez-vous. Au seuil de nos dernières années, un incendie effacera tout, jusqu’au dernier traité de botanique. Enveloppée d’un drap de laine je contemplerai de ma terrasse le désert. Il sera le miroir de mon corps, tout comme lui lavé de ses empreintes par le vent de sable de la nuit. Alors rendue à ma virginité, je saurais attendre les moissons de sel qui stérilisent les sols. Transformée en tapis de cristaux blancs, la terre sera telle que je l’aurais rêvée, robe de mariée exposée au regard bleu du monde, étoffe brodée de fils délicats animée par l’air léger, souvenir complice discrètement relégué aux archives de ma mémoire.
Et maintenant l’or de ton cœur
N’allumera plus les phares vagabonds
Une page de poésie en moins
A moi ses fragments
Une carte jaunie
Des mots étendus comme un drap blanc
Sur une terre non moins cristalline
Des mots gardés comme un trésor trop précieux
Pour des gestes désordonnés et pressés
Un temps lointain qui n’avait pas de fin
Qui se désagrège comme du sable éparpillé
Gaspillé et livré aux vents froids
Dans cette ère nouvelle
Par trop encline aux courants d’air.
On voulait tes images superposées au monde
Pour marcher sur des ponts imaginaires
Remonter l’horloge des soleils
Endormir les tempêtes en comptant ses bateaux.
Les mots sont rangés
Ternes maintenant
Les aiguillages font grève
Le voyageur a posé sa valise
Il distribue les breloques qui en coloraient les lanières
Mais les passants sont rares
Seul le chien aux beaux yeux clairs regarde de près la scène.
L’Île aux fleurs (Ilha das Flores), court métrage documentaire brésilien réalisé par Jorge Furtado, réalisé en 1989.
Une tomate qui voyage du champ à la cuisine de la ménagère, pour finir reléguée à la décharge de l’île aux fleurs. Des cochons qui se nourrissent des restes des poubelles de la ville. Et en toute fin de chaîne des hommes, des femmes et des enfants qui sont invités à récupérer ce que les cochons ont laissé. Pourquoi dans ce circuit les hommes passent-ils après les cochons ? Parce que les cochons ont un maître alors que les hommes ont, eux, la liberté !
L’absurdité, la sous-humanité et la logique immorale de l’économie de marché n’a pas pris une ride en 25 ans. Quoique la différence serait qu’aujourd’hui on ne laisserait plus les humains récupérer la nourriture jetée.
« En tant que femme, je n’ai pas de pays. En tant que femme, je ne désire aucun pays. Mon pays à moi, femme, c’est le monde entier. »
Virginia Woolf
Trois Guinées (1938), BlackJack éditions (2012)
En 1938, alors que la guerre menace, Virginia Woolf poursuit son combat pour l’émancipation féminine et récuse le monde de violence élaboré par les hommes qui se réservent tous les pouvoirs. A l’époque, l’Angleterre est l’un des rares pays à accorder le droit de vote aux femmes. Pourtant elle récuse le terme de féministe. Pour elle le féminisme en tant que mouvement n’a plus lieu d’être dès lors que les femmes ont acquis les deux droits nécessaires à leur émancipation : le droit de gagner leur propre argent (soit le droit de décider de sa propre manière de vivre) et le droit de vote (soit le droit à la citoyenneté). Ce qui invite à repenser en d’autres termes ce qu’est être femme, et de fait comment agir « en tant que femme ». Les femmes se distinguent des hommes par des siècles de différentiation sexuée appliquée à tous les domaines de la vie : « Il est rare qu’un homme soit tombé sous les balles d’un fusil tenu par une femme; la vaste majorité des oiseaux, des animaux tués l’a été par vous et non par nous. ». Prônant une pensée radicale, s’opposant aux principes d’assimilation et affirmant la richesse des différences, elle plaide pour une position équitable des femmes face à l’hégémonie masculine. Pour répondre à la question qui sert de prétexte à ce livre, adressée par un homme à une femme : « comment pouvez-vous nous aider à empêcher la guerre ? », elle passe en revue les armes que possèdent les femmes pour aider les hommes dans ce combat. C’est à la société des « outsiders », marginaux dont l’histoire s’écrit à l’ombre des valeurs dominantes comme la compétition, l’appropriation et l’exclusion, qu’elle en appelle : « Le Dictateur est là, parmi nous, dressant son horrible tête, répandant son poison, il est encore petit, replié comme une chenille sur une feuille, mais il est au cœur de l’Angleterre. […] Et la femme qui respire ce poison, qui combat cet animal, secrètement et sans arme dans son bureau, ne combat-elle pas aussi sûrement les fascistes et les nazis que ceux qui les combattent avec des armes, sous les projecteurs ? […] Ne devrions-nous pas l’aider à écraser l’animal dans notre propre pays avant de lui demander de vous aider à l’écraser ailleurs ? ».
Automne au château
Perdue
Presque
– mais là bien vivante
Dans le cœur plus qu’un chant
Un appel et ton rire
Un peu de poussière sur ton jean
Passage sur des pistes lointaines
Horizon
Décor sur ton corps
Saison des murmures
Secret des aurores.
Rappelle-toi,
La forêt nous parle et nous protège.
Ici bas germe un arbre
Pour Titania
Chef de chœur toute puissante
Gardienne de nos étés
Égarée comme toujours
Comme ton amour qui ne veut pas,
Qui ne sait pas,
Qui joue pourtant si bien
Que les fées se réveillent.
Avec elles suivons la trace blanche
Du géant au dos nu,
Si beau
Qu’on n’ose pas
Saisir sa main tendue.
Les voix bulgares toujours aussi claires et mystérieuses qu’au moment de leur médiatisation en 1975, année de sortie du premier enregistrement du Mystère des voix bulgares. Cet enregistrement est réalisé par Marcel Cellier, un ethnomusicologue suisse qui parcourt l’Europe de l’Est dans les années 60. Il place depuis la Bulgarie au rang des pays dont on connaît avant tout la musique, un subtil mélange de chants traditionnels anciens et de compositions contemporaines.