« – Que faire, Nicolaï ?
« – Enterrer les morts et réparer les vivants ? »
« Platonov », Tchekhov
Maylis de Kérangal, dans son beau livre « Réparer les vivants »¹ nous remet en mémoire cette réplique de Tchekhov. Que faire, lorsqu’on n’a plus de perspective pour guider nos pas, quand la vie est trop lente à apporter la joie promise, ou que, comme des joueurs lassés on s’ennuie au jeu qu’on a en main ? Que faire pour conjurer la grisaille lourde et terne ? Enterrer les morts ? Oui, pourquoi pas. Les morts sont partout, car les vivants meurent, c’est bien connu. Accepter le deuil, faire disparaître de notre quotidien les ombres qui nous menacent, ces corps inertes que nous articulons pour nous donner l’illusion d’un monde inaltérable. Réparer les vivants. Dans cette dialectique où, depuis la nuit des temps vie et mort échangent les dernières nouvelles du monde, comme si de rien n’était.
Entendu ce jour une émission sur les incendies des monuments parisiens pendant les derniers jours de la Commune² (un certain mois de mai de l’année 1871). Et retenu la fascination des hommes pour les ruines, en particulier pour les ruines encore fumantes. Attrait pour la destruction ? Pour la transgression ? Pour le néant ? On venait du monde entier pour voir cette ville s’écrouler. De véritables tours opérateurs avant l’heure guidaient ces touristes d’un nouveau genre vers les points de vue les plus spectaculaires. Que cherchait-on dans ces amas de pierres et de poutres calcinées ? L’image en négatif d’un palais, d’une bâtisse historique, d’un symbole du pouvoir ? Oui peut-être, mais sans doute beaucoup plus, car une ruine c’est aussi une page blanche qui s’ouvre, un futur immédiat et non planifié qui se présente tout à coup, une pause dans le destin bien ordonné du monde, en bref la possibilité de laisser advenir autre chose… Mais dans un mouvement réflexe opposé s’exprime le déni tout aussi puissant de la ruine, traduit dans l’empressement des hommes à reconstruire à l’identique. Car effacer l’œuvre humaine c’est en même temps effacer les hommes qui en sont les maîtres. Inenvisageable frontalement. Trop effrayant. Trop radical. Trop absolu. La ruine ne peut venir que de l’autre, de l’ennemi (homme ou cataclysme naturel), car ce que nous mettons tant de temps à construire ne peut s’évanouir aussi facilement. A quoi bon sinon ? Et pourtant, l’incendie nous est tout aussi indispensable que l’argile. On le sait. Quelqu’un, quelque chose doit mourir, pour qu’un autre puisse naître et retrouver un souffle régulier. On pourrait plaider pour une position radicale, pour le pas en avant qui effacerait tous les autres, refuser l’entre deux sécurisant :
« Il est grand temps que l’on sache
Il est grand temps que la pierre s’habitue à fleurir
Que le non-repos batte au cœur
Il est temps que le temps soit
Il est temps »
Corona, Paul Celan
Mais je voudrais revenir à deux questions de fond que pose Maylis de Kérangal dans son livre mettant en scène le dilemme de parents face au corps sans vie de leur enfant, sur le point d’être vidé de ses organes qui iront rejoindre d’autres corps dont on prolongera ainsi la vie. Tout d’abord, peut-on enterrer un mort lorsqu’il n’appartient plus à l’ordre des humains (car un corps sans organe est-il encore humain) ? Et si oui, meurt-on vraiment lorsque des parties de nous-mêmes nous survivent ?
S’il faut effectivement arriver à répondre à ces deux questions pour vivre le deuil comme il se doit, nous sommes désemparés par la proposition apaisante de Tchekhov. Car aujourd’hui qui enterrer alors que la mort même nous échappe? Que répondre à Nicolaï? Oublier les morts et rechercher les vivants?
¹ Maylis de Kérangal, « Réparer les vivants ». Éditions Verticales, 2014
² La fabrique de l’histoire, France culture, 15 mai 2014