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L’homme n’a pas de racines, il a des pieds

Certaines personnes se battent pour un territoire qui n’a de valeur, dirait-on, que coupé des autres. Les Catalans rêvent d’un espace si petit qu’il ne pourrait être atteint par la complexité du monde. Mettre des frontières là où il n’y en avait pas. Comme si nous n’avions pas appris à affranchir les distances et à parler la langue de l’autre. J’évoque la Catalogne parce que l’actualité y pousse. Mais les mêmes discours indépendantistes s’entendent partout. Au nom de nos identités, nous devrions accepter que se réduisent nos territoires. Dans le même temps, d’autres personnes se battent contre les frontières. Seul un monde ouvert leur laisse une possibilité de survivre. Elles traversent des continents pour trouver le lieu où elles pourront se fixer, un temps fini ou infini. Car les hommes sont mouvants et fluides. La terre est creusée des larges chemins de leurs migrations ancestrales, qu’à défaut, pour certains, de porter dans notre cœur, nous portons dans notre sang.

Seul un monde ouvert nous met en contact avec la complexité humaine.
Seul un monde ouvert nous enrichit.
Seul un monde ouvert peut être l’horizon géopolitique du monde.

pieds nus Pamukale« Nos racines ne sont pas dans notre enfance,
dans le sol natal, dans un lopin de terre,
dans la prairie enclose
où jouent les enfants de la maternelle.
Nos racines sont en chaque lieu
que nous avons un jour traversé.

Ainsi, comme le gratteron, croissons-nous
en nous agrippant ici et là.
Et ces chemins qui serpentent sans fin,
et ces forêts bleuissant dans le lointain
— sans parler des montagnes de nos rêves —,
les lieux étrangers et les noms étrangers,
deviennent nôtres et de nouveau étrangers.
(…) »
Karl Ristikivi. Le chemin de l’homme. Poésie. 1972.**Traduit de l’estonien par Jean-Pierre Minaudier

*Pascal Clerc, le vieux monde des indépendantistes catalans, 26 octobre 2017. http://geobuis.hypotheses.org/789#_ftnref1.
« L’homme n’a pas de racines, il a des pieds. » : la citation tirée de l’article est attribuée à Salman Rushdie
**http://www.litterature-estonienne.com/

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Des murs

Où il est question de murs, d’ouvertures fortuites permettant de conduire un bébé jusqu’à un hôpital, de frontières arbitraires, d’oiseaux gazés, de chambres obscures, de vie désertée, mais aussi de visite amoureuse sous les tirs ciblés des soldats. Où il est question de la vie quotidienne en Palestine lorsque l’on est du mauvais côté d’un mur qui sépare et qui brise. Des témoignages sans pathos recueillis à la pointe d’un crayon noir qui dessine au fil de la parole les cartes de l’espace vécu d’hommes, de femmes et d’enfants ayant hérité d’un horizon dont ils regardent impuissants la disparition.

Un documentaire de Till Roeskens sur la Palestine (2009)¹, que je ne peux que vous inviter vivement à prendre le temps de regarder :

¹Merci à Nicolas Lambert et son carnet NEOCARTOgraphique (http://neocarto.hypotheses.org/2389)

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Préserver les oasis [la possibilité d’une île]

Le désert peut parfois être sublime et attirant pour un esprit en quête de pureté, mais sans ses oasis pas de vie humaine. Hannah Arendt, juive allemande, témoin de la désagrégation de l’humanité en cendres indicibles, nous met en garde. Laisser le désert gagner les oasis et c’est laGuinée/HTV/lalignedecoeur.fr désolation assurée, la voie royale vers le totalitarisme ou le rejet du politique, ce qui à y regarder de plus près revient au même pour l’être humain. Car le politique est un espace qui s’ouvre entre les hommes, qui doivent pour cela se voir (s’apparaître les uns aux autres), dans leur pluralité et non pas agrégés ou agglutinés en masses compactes, et bien entendu se parler. Dans cet espace surgit un monde commun, dont il s’agit d’assurer la permanence par des œuvres qui résisteront au temps. Revenons aux oasis et au désert. Dans les périodes critiques le désert avance, et les vents de sable envahissent les oasis. On peut cheminer dans le désert, mais à condition d’avoir la carte des oasis. Le pire, nous dit Arendt, c’est de prendre goût au désert. Pourquoi ? Parce que l’homme, pour rendre la terre habitable, doit construire un monde commun. Or le désert est la perte de cet « entre-deux », cet espace entre les hommes, condition de la vie politique. Les oasis que sont l’art, l’amour, la pensée (qui n’est pas simple savoir mais introspection et silence intérieur menant à la compréhension sensible de l’expérience vécue), sont des « fontaines qui dispensent la vie, qui nous permettent de vivre dans le désert sans nous réconcilier avec lui ». Elles nous permettent de résister et de renaître.

Mais la question toujours d’actualité que nous pose Hannah Arendt, est de savoir ce que nous faisons de nos oasis, au-delà d’en assurer la conservation, ce qui n’est déjà pas la moindre des tâches. Car l’oasis ne doit pas être un refuge, qui nous permettrait de nous extraire du monde, à la manière des kilomètres d’abris antiatomiques creusés sous les villes des pays riches [on ne peut s’empêcher d’avoir froid dans le dos en imaginant la société  post cataclysme qui en découlera, composée des seuls individus qui auront choisi de vivre apeurés et enterrés, à la manière des morts vivants peuplant les cavernes et les grottes. Personnellement, en cas d’apocalypse je choisirais la hutte de branchage suggérée par Lars Von Trier dans son film Melancholia].

«Lorsque nous fuyons, nous faisons entrer le sable dans les oasis »1. Nous ne devons pas perdre de vue que nous vivons sur la terre et non pas dans l’oasis, au risque de nous replier dans une vie qui exclurait toutes les autres (qu’elle soit d’amour passionnel ou d’art autocentré). L’oasis se définit par ce qui l’entoure, elle représente le lieu actif à partir duquel peuvent se déployer les formes de résistance à l’affaiblissement de l’action humaine, lieu de créativité et d’expression de la volonté des hommes à habiter la terre. En effet, si la terre accueille l’homme et lui donne naissance, il convient de faire plus pour pouvoir l’habiter. Car la condition humaine, ou la capacité de l’homme à avoir une terre, est fragile. Les totalitarismes, de quelques natures qu’ils soient (et le capitalisme à son niveau actuel en est bien un), l’ont bien compris. Leur violence provient de leur visée à rende l’homme superflu, en commençant par effacer l’humanité qu’il contient. Qu’il devienne machine, interchangeable et mis au rebut selon des critères de rentabilité, ou qu’il ne soit que le rouage d’un projet de société délirant justifiant guerres et exterminations, ce que l’homme a perdu (ou abandonné) au jeu de la désolation, c’est sa possibilité de monde.  Car la terre n’est pas le monde. Le monde, toujours selon Arendt, est une tente déployée sur la surface terrestre, nous permettant de nous y installer. Et c’est dans l’amour du monde, dans cette « appartenance-au monde » qui est « présence-dans-le-monde » que se transmettent les cartes des oasis qui nous sauvent pour un temps encore des tempêtes du désert.

« Il semble que ne nous soient données d’une manière générale que : la Terre pour nous offrir une place où dresser nos tentes au sein de l’univers (donc de l’espace) ; la vie en tant qu’intervalle de temps pour notre séjour (donc le temps) ; et la « raison » tout d’abord pour nous guider, pour que nous nous établissions ici pendant un moment comme si nous y étions chez nous, puis, lorsque nous nous sommes finalement procurés ce séjour, pour finir par nous émerveiller du fait qu’il existe en général quelque chose comme la terre, l’univers, la vie et l’homme. »2

1 Hannah Arendt, « Du désert et des oasis », Qu’est -ce que la politique?, Paris, Seuil, (1955), 1993
2 Hannah Arendt, Journal de pensée [1950-1973], Cahier VI, Seuil, 2005, p.150
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris: Presses Pocket (1958), 2007.
Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme suivi de Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, 2002
Goetz, Benoît, et Chris Younès. « Hannah Arendt: Monde ? Déserts ? Oasis ». In Le territoire des philosophes. Lieu et espace dans la pensée auXXe siècle, 29‑46. Armillaire. Paris: La Découverte, 2009.

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